Je n'avais pas lâché mon père du regard depuis qu'il avait commencé à lire, serrant ma peluche contre moi et attendant la fin de l'histoire.
C'était ma mère qui lisait d'habitude mais elle était partie ce matin, comme d'habitude ils avaient crié puis la porte avait claqué.

Sa voix sonnait faux et d'aussi loin que je me souvienne c'était la sensation qui ne m'avait plus jamais quittée ensuite.
J'avais cinq ans et plus rien n'avait plus jamais eu l'air vrai, plus rien n'avait plus jamais eu l'air d'être à sa place, comme si j'avais simplement rêvé, erré, attendant qu'on me réveille.

"Papa, pourquoi ils disent que le loup il est méchant alors que toi tu es gentil ?"

Il avait gardé le silence longtemps avant de me répondre que le loup était méchant, car on devait faire de vilaines choses pour le devenir.

"Quelles vilaines choses Papa ? Je deviendrais un loup si je suis pas sage ? Qu'est-ce que t'as fait toi ? "

Il m'avait simplement assuré que je ne deviendrais pas un loup en ne rangeant pas ma chambre, sans me dire pour autant ce qu'il avait fait lui, et, quand j'avais insisté, il m'avait répondu que je comprendrais quand je serais grand.

J'avais compris.

Les yeux fixés sur mes mains qui dégoulinaient de sang, les gouttes s'écrasant sur le sol dessinant un sinistre tableau, je ne réalisais pas encore ce que j'avais fait, ou plutôt, je ne réalisais pas encore que je l'avais vraiment fait.
Ça faisait des semaines que j'y pensais, déclencher cette foutue malédiction volontairement, pour en finir une bonne fois pour toute, dernier geste de provocation envers mon père...J'étais en colère contre lui depuis des années, je ne savais même plus pourquoi, je ne savais même plus ce que je voulais mais je continuais.
Pourtant je ne pensais pas vraiment le faire, je ne pensais pas pouvoir retirer une vie mais le sang sur mes mains n'était pas le mien, le corps sur le sol non plus.
Le pire était probablement que je ne ressentais rien, pas la moindre culpabilité, je savais que je ne serais jamais inquiété pour ce meurtre, c'était juste un petit voyou assassiné de plus, ce serait traité comme un règlement de compte entre dealer qui avait mal tourné c'est tout, personne ne prenait le temps d'enquêter sur les gens comme nous, nous étions juste insignifiants.

J'avais tué.

Première pleine lune, première nuit de souffrance, première fois que je réalisais vraiment les conséquences de mes actes, j'avais souhaité mourir cette nuit là, pendant des heures j'avais supplié qui voulait m'entendre, mais c'était probablement ma punition, celle de survivre et de souffrir chaque pleine lune de ma vie, à me croire plus malin que les autres j'avais juste réussi à me condamner.

J'avais regretté.

Allongé sur mon lit je relisais le morceau de papier que je tenais entre mes mains, ce casting, c'était juste un pari stupide à la base, jamais je n'aurais imaginé que ça fonctionnerait que j'avais vraiment ma chance, en tant que mannequin.
Certes je me savais séduisant mais de là à en faire mon métier...
J'avais vécu loin du luxe, loin des paillettes, avec un père qui  ramenait tout juste de quoi manger mais au fond  c'était peut être ma chance, celle de sortir d'ici avant de vraiment me détruire, c'était peut être ma seule issue.
Jusqu'ici je n'avais rien réussi, renvoyé du lycée, jeune délinquant, meurtrier, j'avais 21 ans et la sensation d'avoir déjà tout gâché.
Alors j'avais décidé et d'un geste je m'étais levé, laissant quelques mots sur une feuille de papier.

"Je pars, ne me cherche pas"

Froid, distant à l'image de notre relation détériorée par les années
Puis j'avais passé la porte de cette maison délabrée et j'avais dit adieu à mon passé.

J'avais grandi.